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Peru Bolivia : un mois pour tout donner
28 mars 2016

Isla del Sol : rêveries d'un promeneur solitaire

Le lendemain matin je découvre Copacabana sous un plein soleil. Arrivé de nuit, nous n’avions pu apercevoir là-bas, sur l’horizon du lac, l’Isla del Sol. Nous avions pourtant, frigorifiés, occupé la plage quelques heures, la veille au soir, avec notre petite troupe, décapsulant quelques Pacea plus chaudes que l’air, fumant un joint que l’américain avait sur lui, refaisant le monde et racontant nos différences, nos clubs de foot préférés. 

PB_Article Isla del Sol_Image 1_carte

Après quelques achats, et un petit déjeuner dans la ville, nous souhaitons aux trois péruviens qui partent pour La Paz, bonne chance et succès au Pérou, pour le match si important du soir, même si, maintenant que nous sommes en terres boliviennes, nous pourrions par politesse, supporter le pays d’accueil. Je me sépare de l’américain et de l’allemand-péruvien qui ne semblent pas sûrs de l’orientation à donner à leur journée, mais avant tout car, comme je le pressens, l’Isla del Sol est propice à la solitude, et les paysages qu’elle offre à la contemplation. Je ne veux pas m’encombrer pour ces deux jours que j’ai prévu de passer sur l’île, n’être tributaire d’aucun groupe, aussi petit soit-il. Je ne veux partager ce moment qu’avec moi-même, ne pas devoir formuler de mot, presque religieusement mais surtout concentré, avec mon rythme d’observation, de pensée, de marche, de lever. Lorsque nous nous disons adieu, je ne peux pas m’imaginer que je recroiserai le cuzqueño d’allemand, trois semaines plus tard dans sa ville natale.

Au port, j’embarque sur un petit bateau qui pendant un peu plus de deux heures me conduira au sud de l’île. Au sud de l’Isla del Sol.  Le bruit du moteur berce étrangement. Il y a aussi beaucoup de photos à faire. Je vais sur le pont arrière et je joue avec mon appareil en essayant d’oublier les vapeurs d’essence et le soleil brulant. Le mouvement du bateau me fait comprendre que je n’ai plus les pieds sur terre. Je navigue à 3800 mètres au dessus du niveau de la mer, sur le Lac Titicaca, le sourire aux lèvres et l’esprit dans un monde parallèle, peut être tourné vers la Cordillère Orientale, qui ne pourra rester qu’imagination dans ce voyage-ci, paraissant pourtant si proche, comme surnageant de la rive orientale du lac. 

PB_Article Isla del Sol_Image 2_lac titicaca

Après avoir grimpé l’escalier Inca qui se dresse devant le débarcadère, je m’installe rapidement dans le village principal de la partie sud de l’île. Vont suivre des moments agréables de solitude et de vie au calme. Une fin d’après midi assis dans le maquis, perché, tantôt à regarder vers l’ouest, tantôt à regarder vers l’est, en passant de part et d’autre de la crête, sans rien faire. Juste à regarder, à prendre les odeurs délicates d’une lande brûlée, les sons d’un vent venu du large sur un relief nu, la chaleur d’un soleil glissant sur l’eau, le temps qui passe devant moi, de longues heures durant. 

PB_Article Isla del Sol_Image 3_la crete

A dix huit heures le soleil a définitivement quitté ce beau monde parallèle, là bas derrière la rive péruvienne. La vie s’arrête sur l’île. Il n’y a plus âme qui vive. Même les lumières dans les maisons se font rares. Les besognes quotidiennes reprennent leur droit. Manger. Rentrer. Dormir tôt.

Le lendemain, le soleil est encore une fois franc. Je pars en randonnée, seul, perdu sur cette grande île, perdue sur ce grand lac, perdu dans cette grande région des plateaux andins. Je commence par quitter le village, dans l’ombre des ruelles de ce début de matinée. Je descends en direction de la rive est, pour prendre les rayons du soleil et enfin me réchauffer. La nuit a été glaciale. Les chemins sont déserts. Je n’ai pas attendu le petit déjeuner. Je suis parti avec quelques biscuits et une bouteille d’eau achetée la veille à une vielle, lors de ma promenade du coucher. Il n’y a personne dehors. Les ânes broutent derrière les murs. Quelques chiens dorment encore, tandis que d’autres, toujours en position viennent de se réveiller et entament une toilette en baillant. Je prends la direction du nord. Un peu à l’écart du village principal de l’île, je vois la plus belle cour d’école du monde. 

PB_Article Isla del Sol_Image 4_Cours d'école

Le temps que j’arpente les rues, le soleil est déjà quelque peu monté, et il fait se transformer le blanc en éclatant et l’eau en scintillant. Les gamins doivent voir ça, tous les jours de la saison sèche. Je poursuis ma route et croise après quelques minutes seul dans la lande, un vieux qui rafistole un mur de pierre. On échange quelques mots sur ma direction, les carrefours présentant fréquemment des choix cornéliens, qui soit mènent à pique sur la rive, soit sur la crête : je souhaite rester dans l’entre deux, au travers des champs. Il semble déjà savoir que je vais vers le nord. Il me parle des ruines, en tendant le bras derrière lui, comme si les blancs passant par là ne vont voir que les ruines. Je suis plutôt parti pour faire un tour de l’île, dans le sens géographique du terme, et tant mieux s’il y a des ruines. En passant de baie en baie, je ne distingue personne autour de moi, je suis seul sur mon chemin, seul au milieu des champs secs et bruns qui attendront encore pour faire pousser quelque chose, seul aussi à contempler le bout de lac que je peux voir d’où je suis, bout de lac qui n’est troublé par aucune activité humaine. Il n’y a rien mis à part les pierres du chemin, ces champs délimités par des pierres, et l’homme de tout à l’heure qui par les pierres délimitait les champs. Il n’y a rien d’autre qui me rappelle que je ne suis pas seul au monde, ou qu’il y a eu un jour des hommes ici avant moi.

Et pourtant, très vite, je me rendrai compte que porté par l’euphorie de ce petit effort à l’aube, de ce regain de chaleur matinal, de ces décors majestueux, je me laisse conduire presque systématiquement à un jugement faux, ou mieux dit à une perception décalée. Oui, sur l’île du soleil, des vieux et des jeunes travaillent dans les champs et passent de l’un à l’autre des trois villages. Il fallait juste attendre un peu. Que la chaleur et la lumière invitent enfin au labeur, que les outils soient amenés des maisons jusqu’aux champs. Avec une bèche, deux jeunes retournent la terre, en se la passant alternativement après une dizaine de coups. Ils sont deux, la parcelle n’est pas si grande, mais ils donnent l’impression qu’ils savent qu’ils ont du temps. Ils s’arrêtent de temps en temps, quelques longues secondes, l’un appuyé sur l’outil, l’autre s’appuyant sur son épaule. En contrebas, je distingue aisément grâce aux couleurs de sa robe, une vielle aymara faire de même, mais toute seule et sans s’arrêter. Si elle y va un peu moins vite elle y va plus régulier. Continuant mon cheminement dans ce petit bout d’île exploité, je m’aperçois que je dérange ou fait peur aux vielles aymaras isolées que je suis sur les chemins. Lorsqu’elles sentent ma présence se rapprocher inexorablement, dans leur dos, leurs vielles jambes agiles qui connaissent la moindre pierre de ces chemins, se mettent à accélérer, et finissent par disparaître dans je ne sais quel passage secret. 

PB_Article Isla del Sol_Image 5_champs

PB_Article Isla del Sol_Image 6_chemins

Et je redeviens seul au monde, mais avec un sentiment de culpabilité amusé, celui de prendre possession de l’île en faisant fuir les locaux. J’ai remarqué qu’il y a trois types de femmes aymaras. Il y en a peut-être bien d’autres d’ailleurs, mais pour faire simple, concentrons nous sur les trois catégories que j’ai rapidement dressées. Il y a la femme aymara qui gambade à travers champs, et semble ne pas vouloir être vue ou entrer en contact avec le blanc, celle qui s’assume, rit, entreprend et s’impose avec ses grandes robes et ses grands sacs où qu’elle aille, qui est partout chez elle, et qui se contrefiche du blanc, si ce n’est pour lui dire qu’elle est chez elle et qu’elle est fière, ce qui est tout à fait légitime, et celle qui veut te voir, mais qui ne te le dit pas, parce qu’elle veut te vendre quelque chose mais avec beaucoup de dignité et de respect, et qu’elle n’aime pas la vente forcée, ce que ne savent plus faire les vietnamiens d’aujourd’hui. Et, il n’y a pas une de ces femmes aymaras pour laquelle on ne peut pas avoir de la tendresse. Elles, de quelque type qu’elles soient, avec leur bonhomie ou leur visage fermé, savent le poids des mots et des efforts. Elles, avec leur entrain et leurs pieds fatigués, savent le poids de la lutte et des droits apportés. Nous en reparlerons au moment d’évoquer La Paz. Elles dirigent, tout autant que l’homme, elles sont moteur, montrent parfois un peu moins d’indifférence, s’assument avec toute leur lourdeur dans une fausse légèreté, dans une inqualifiable souffrance, parce qu’à les voir on ne sait jamais bien si elles souffrent ou tout le contraire. Elles donnent ce qu’elles ont, et elles ont ce qu’elles sont.

PB_Article Isla del Sol_Image 7_Plage

Comme elles, je continue ma route. A la différence près, que je ne sais pas de quoi sera fait le chemin d’après. Parfois de belles plages. Je sais que je veux aller à la pointe Nord, c’est tout. Je sais que je voudrais que cette pointe Nord n’arrive jamais, tellement j’aimerais me perdre encore, et passer du temps à me demander si j’ai pris le bon chemin. J’adore me sentir perdu, même si dans cette configuration je triche un peu car l’île n’est malheureusement pas si grande, et qu’il est prévisible qu’en longeant une rive je rentrerai toujours à bon port. Mais j’aimerais passer toute la journée, et sentir, le soleil baissant, qu’il est plus que l’heure de rentrer. Pouvoir reconnaître que j’ai passé une vraie journée d’exploration. Rentrer avec des crampes aussi douloureuses que des souvenirs plein les yeux. Garder en mémoire des sensations aussi soudaines qu’une bouffée d’eucalyptus, aussi furtives que cette vision d’un porc buvant le lac Titicaca comme on boirait de l’Evian. Me rappeler mon souffle fort dans les montées escarpées de la partie Nord, entre les ruines des premiers ensembles Inca, car oui, tout est parti de cette île. Me refaire un point d’histoire. Là ont eu lieu les premiers sacrifices, dans ce décor de Corse, à l’eau si pure en contrebas, paysage de carte postale. Autel épuré pour mise en scène macabre. Point de départ d’une civilisation bâtisseuse, ayant conquis les contrées et les reliefs les plus hostiles, bien au-delà des frontières actuelles. 

PB_Article Isla del Sol_Image 8_autel

PB_Article Isla del Sol_Image 9_plage

PB_Article Isla del Sol_Image 10_camino inca

Je repars de cette pointe nord, sur le chemin Inca, qui suit la ligne de crête depuis cinq siècles, et qui me ramènera vers ma cabane de la partie sud, pour une nouvelle soirée au calme, dans le silence d’une petite île perdue au milieu d’une grande terre, un endroit que l’on peut qualifier sans trembler, de par toutes ses composantes mises ensemble, d’unique au Monde, ces endroits pour lesquels nous venons de l’autre côté de ce Monde.

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Commentaires
Peru Bolivia : un mois pour tout donner
  • En octobre 2012, après un an de dur labeur, à tout donner, je pars épuisé, un peu hagard, pour un break en Amérique Latine : ce sera le Pérou et la Bolivie pendant un mois : un mois pour tout donner. Mais à ma façon. Retour à froid sur ce mois inoubliable.
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